Violences conjugales : à La Réunion, avec les gendarmes qui accueillent les victimes

10/05/2019. Le département de La Réunion est, en France, l’un des plus frappé par les violences faites aux femmes. Derrière la porte des bureaux de la gendarmerie, les récits se succèdent. L’horreur des coups et des viols, le courage de raconter et l’espoir de rester debout.0

Entre deux gorgées de soda, Adèle fait défiler les photos sur son téléphone rose brillant flanqué d’oreilles de Mickey. Sur les clichés, pas de selfies hilares entre copines, de sorties ensoleillées à la plage, d’amoureux affectueux. Mais des bleus, des griffures, des traces d’hématomes. Face à elle, la cheffe Svetlana Blaise, de la gendarmerie de Saint-Louis à l’Île de la Réunion, l’encourage : « Comment se passaient ces coups ? Quand ont-ils commencé ? Combien de fois ? Je vous écoute, on est là pour ça, c’est très courageux d’être venu porter plainte. »

Lire aussi : REPORTAGE. « C’est un engrenage, une marmite qui bout… » : auteurs et victimes de violences conjugales se confient

Dans le petit bureau, l’audition va durer trois heures. Adèle, 21 ans, se livre, timidement, soutenue par sa tante. « Il était temps que ces violences s’arrêtent, confie cette dernière.C’est effarant, nous n’en savions pas le quart. » La souffrance en silence, un fléau dans ce département d’outre-mer qui affiche l’un des taux de violences faites aux femmes les plus élevés de France. Sur la seule compagnie de Saint-Pierre, en six ans, les interventions pour violences intrafamiliales ont augmenté de 146 %.

« Un terrible chiffre noir sévit ici, déplore Nicolas Imbert, commandant de la compagnie de gendarmerie. On estime que seulement 20 % des victimes signalent les faits de violences. Notre travail est colossal pour que la parole se libère. »

« C’est l’alcool qui fait basculer le couple »

Dans ce territoire insulaire, confidence rime avec réticence. C’est la peur du fameux « la di, la fé », le commérage en créole. « Sur un caillou où la promiscuité est grande, commente Svetlana Blaise, tout se sait, rien ne se dit. La réputation de la famille, la crainte des représailles sont très fortes. » Adèle hésite. « Il ira en prison ? Je ne veux pas, hein, je porte plainte juste pour qu’il arrête d’être violent et protéger mon enfant. »

Cette histoire d’amour chaotique, la jeune femme en énumère les étapes : la jalousie de son compagnon, ses états de colère sous l’emprise du « zamal », le cannabis local, les mots qui humilient et les gestes qui rabaissent, la mise à l’écart des amis, de la famille, les premiers coups portés sur elle, sur son ventre rond de femme enceinte puis sur le nouveau-né régulièrement secoué. « Il ne voulait pas du bébé, il l’a reconnu qu’un an après la naissance. » Sans doute une illustration de l’enfant « argent-braguette » comme on dit à La Réunion, avec des mères seules que l’on suppose percevoir plus d’allocations qu’en couple.

« C’est le schéma malheureusement classique, regrette la gendarme. Majoritairement, c’est l’alcool de l’un voire des deux qui fait basculer le couple, le tout additionné aux situations sociales précaires, surtout dans ce Sud de l’île marqué par une grande pauvreté. Et les enfants deviennent otages des disputes pour la garde, la pension alimentaire. »

L’effet millefeuilles des traumatismes

Dans cette brigade, un groupe VIF (Violences Intra Familiales), unique à La Réunion, a ainsi été mis en place en 2017. Avec deux autres collègues, elles gèrent quotidiennement des dizaines de dossiers, 117 affaires en cours depuis janvierAu-delà de l’accueil des plaignants, il y a l’enquête auprès des proches. Car Svetlana le précise bien à Adèle : « Je ne sais pas si Monsieur ira en prison, nous le convoquerons pour avoir sa version. Nous travaillons à charge et à décharge et produisons les éléments auprès du procureur. » Adèle frémit à l’idée que des amis, de la famille soient entendus. « Je vais être accusée de mettre le bazar partout… »

Surtout ne pas faire de vagues. Elle y est habituée, petite déjà, Adèle a tu les coups de sa mère sur son corps d’enfant. C’est révélé au détour d’une phrase, déposée là comme une pierre sur le cairn de son calvaire. L’effet millefeuilles des traumatismes: « On écoute une histoire et d’autres enfouies ressurgissent », poursuit la militaire. Rester concentré, contextualiser sans mélanger les faits.

Svetlana rassure Adèle, dans un savant mélange d’empathie qui apaise, d’humour qui décrispe et de regards qui encouragent. « Vous avez déjà franchi un énorme pas » en quittant ce foyer de cris et de frayeurs, lui glisse la militaire. Avant de la laisser rejoindre sa fille gardée par sa grand-mère, une rencontre avec une intervenante sociale de la gendarmerie (ISG) lui est proposée. Adèle promet d’y aller.

Analyser pourquoi les schémas se répètent

Le lendemain, sur la commune voisine du Tampon, l’intervenante en question, Anny Gourdon commence sa journée à la gendarmerie. Son rôle, comme celui de ses trois autres collègues sur l’île, est précieux : « Nous sommes l’interface entre la victime et la procédure. Notre action se situe hors du champ pénal. Nous écoutons, faisons de la médiation, informons en assurant le relais avec les acteurs médicaux, sociaux… Le travail ne manque pas ! »A elle seule, la professionnelle gère un bassin de 220 000 habitants. Et tant d’histoires tragiques.

Anny Gourdon, intervenante sociale de la gendarmerie au Tampon, accompagne et oriente tous les jours des femmes victimes de violences | VALÉRIE PARLAN

Ce jour-là, l’intervenante entendra le récit de vies fracassées comme celui de C. et de sa fille de 14 ans. Elle a quitté son mari après « des années horribles », et partie le jour « où il a tenté de me blesser avec un couteau qu’il a retourné contre lui. Il gisait en sang devant ma fille épouvantée ». Depuis, leur cadette ne souhaite plus voir ce père « manipulateur ».

Anny questionne, note, réconforte, explique les rouages des aides sociales, des voies judiciaires et, habilement, aide les victimes à s’interroger sur elles-mêmes : « Pour comprendre les violences, il faut analyser pourquoi des schémas se répètent, comment des auteurs en arrivent là, qu’est-ce qui a fait que les victimes ont enduré autant et si longtemps… La violence doit être vue de manière systémique sinon, on ne soignera rien. »

« Regarde ce que tu m’as fait »

Suivra S. victime d’un époux maltraitant, auteur d’inceste sur ses nièces et d’attouchements sur une de ses filles. Ce matin, la sexagénaire vient récupérer un bon alimentaire : « Cette galère sociale me fait honte, mais je suis courageuse, je vais encore relever la tête », sourit-elle, en séchant ses larmes.

Anny recevra aussi M., 25 ans, la proie d’un compagnon alcoolique allant jusqu’à la frapper « avec le plat de la lame d’un sabre ». Incarcéré, sa sortie de prison inquiète la jeune femme. Son dernier entretien de la journée accueillera L. La trentenaire se renseigne pour porter plainte contre un père qui l’a violé pendant huit ans, à son adolescence.

En pleurs dans le bureau d’Anny, elle confie : « C’est la première fois que je raconte mon histoire sans me sentir jugée et sale. J’apprends à me tenir debout. » Anny la raccompagne : « Oui, enfant vous étiez sa chose, vulnérable. Maintenant, vous serez une adulte qui pourra lui dire droit dans les yeux, regarde ce que tu m’as fait. »

https://www.ouest-france.fr/faits-divers/violences/reportage-violences-conjugales-la-reunion-avec-les-gendarmes-qui-accueillent-les-victimes-6344658

2016 : //www.repere.re/fileadmin/user_upload/Observatoire_VIF_Reunion_2016.pdf